lundi 1 juin 2015

Adam et Eve étaient écaussinnois

 
Nous sommes en 1902 dans un petit patelin belge de Wallonie, Ecaussinnes-Lalaing. Marcel a 19 ans et il vient de participer à l’une de ces collations traditionnelles. Le jeune homme a l’humour espiègle et une idée audacieuse germe dans son esprit : celle de concocter une farce pour le "mai" de l’année suivante… 

À une époque lointaine, les jeunes gens plantaient un mai (une grosse branche d'arbre ou un jeune plant) devant la porte des demoiselles. C'était leur façon de rendre hommage à la vertu de la jeune dame. Dans certains cas, le message devait toutefois être compris avec d'autres nuances... Le mai devenait alors synonyme d'insulte. C'est vraisemblablement la raison pour laquelle le Concile d'Auxerre bannit cette coutume en 578 mais l'interdiction a apparemment été bravée dans nos contrées et la tradition s'est maintenue jusqu'au milieu du XIXe siècle. On dressait alors un mai par hameau, ainsi qu'une pancarte sur laquelle on inscrivait : Honneur aux jeunes filles de tel ou tel hameau. Les filles offraient ensuite un goûter aux jeunes gens pour les avoir ainsi honorées.

Marcel est facétieux et songe à une blague imparable qui sera d’autant plus efficace qu’il peut s’appuyer sur un père qui exerce la respectable fonction de secrétaire communal. Les Tricot disposent, en outre, d’une presse puisqu’ils possèdent une imprimerie. Marcel compose donc une affiche de son cru. 

À la faveur de la nuit, il placarde l’avis, aux abords de l’église. Voici ce qu’on y lisait : "Ecaussinnes-Lalaing. Place de la Bassée. A l’occasion du « mai » planté en l’honneur de la jeunesse. Lundi 1er juin 1903 (Pentecôte). A 4 heures. GOÛTER MONSTRE Offert par les 60 jeunes filles à marier du centre de la commune. Étant délaissées par un grand nombre de nos concitoyens, nous prions les jeunes gens des environs de bien vouloir participer au dit goûter, et espérons avoir sous peu le plaisir d’assister à de nombreux mariages. Les 60 jeunes filles à marier. Plusieurs sont sur le point de coiffer Sainte-Catherine. N.B. Bien retenir la date du 1er juin." 

Marcel ne s’arrête pas en si fripon chemin puisqu’il expédie à vingt journalistes, un communiqué reprenant le texte de l’affiche. Interloqués, amusés, sceptiques, certains rédacteurs réclament des éclaircissements à l’administration communale, et reçoivent confirmation auprès du… secrétaire communal. La réaction ne se fait pas attendre. Le courrier commence à affluer. Assisté de son ami Georges Wargnies, Marcel se met dès lors à répondre aux lettres enflammées de jeunes femmes en quête d’un mari. Un comité de demoiselles est dare-dare constitué et on nomme la première Présidente.

L’initiative était pour le moins hardie pour l’époque. Le féminisme était loin de recevoir un écho favorable dans les villages et, en dépit des conventions et de la bonne morale du temps, Marcel proposait aux jeunes filles de tenter le premier pas… On devine l’effarouchement et les murmures de réprobation des sensibilités les plus prudes lorsque l’événement prit forme.

La Présidente tente d’émousser les reproches, en livrant ce discours : "Messieurs,
Lorsque parurent dans les journaux les quelques lignes annonçant aux célibataires du monde civilisé nos intentions matrimoniales, beaucoup de braves gens imbus de principes surannés, firent chorus avec les quelques vertus effarouchées et plus ou moins suspectes nous accabler de leurs sarcasmes. Si nous n’avions pas été fortes dans notre résolution, si nous n’avions pas été animées de l’ardent désir de faire la connaissance de ceux que nous voudrions pouvoir un jour aimer avec toute l’ardeur du sublime amour conjugal, nous aurions, sans doute, abandonné ce projet un peu hardi, nous le reconnaissons, mais capable de détruire ces déplorables préjugés condamnant la jeune fille à attendre patiemment sous l’orme, le prince charmant, qui le plus souvent, se fait attendre ou qui, par comble de malheur, ne vient jamais. Et pour plaire à ces bonnes gens, nous aurions probablement dû nous vouer au célibat éternel, sacrifier nos trésors de tendresse et remercier la Providence de nous avoir faites les victimes de ces convenances absurdes qui régissent l’humanité. 

Devant le spectacle inoubliable qui se présente à nos yeux, il est permis de se rendre comte de la faute énorme que nous aurait fait commettre notre défaillance. Nous sommes heureuses et fières d’être les vulgarisatrices d’un système qui ne manquera pas d’être adopté bientôt partout et facilitera d’une façon sérieuse les rapports entre les personnes désireuses de se plonger dans les douceurs de l’hymen. 

Vous n’êtes pas restés sourds à notre appel, Messieurs, parce que vous êtes convaincus que l’émancipation de la femme, ainsi comprise, est une chose excellente, que vous en bénéficierez au même titre que nous puisque les grands philosophes sont unanimes à proclamer que le bonheur réel ne réside que dans le mariage.

Vous venez de nous prouver que pour ceux qui ont du cœur, les distances ne sont rien ; des quatre points cardinaux, vous êtes accourus en foule. Votre présence fait battre nos cœurs d’une divine allégresse. Nous vous en remercions tous et à tous, nous vous souhaitons la bienvenue." 

Les trois premières années, l’événement a pour cadre la Place de la Bassée mais le succès grandissant des réjouissances pousse les organisateurs à déplacer le Goûter vers la Place des Comtes, alors baptisée Place de la Ronce. 

Cerné par des barrières Nadar et par les flèches de Cupidon, le village d’Ecaussinnes-Lalaing se parfume de romantisme chaque lundi de Pentecôte. Les amoureux s’engouffrent dans le Tunnel qui porte leur nom. Marcel Tricot a, en effet, pris le tendre soin de rebaptiser les endroits stratégiques de sa localité (Douces Arcades pour Douze Arcades, Pont des Soupirs pour rivaliser avec Venise, le Rocher des Belles Dames… ). Les candidats au mariage débarquent en masse dans la coquette bourgade, dans l’espoir de dénicher la perle ou tout simplement de badiner. Amourette d’un jour, coup de foudre, déception ou début d’une union solide, l’aventure vaut, semble-t-il, la peine d’être vécue puisqu’on vient du monde entier à Ecaussinnes. Pour peu qu'on croit à l'Amour. ©

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